En apparence, l'oeuvre d'orgue de Jean-Sébastien Bach semble être l'exemple parfait d'une musique sans contingence, divinement sévère, écrite pour un instrument solennel et démiurgique. Mais à chaque nouvelle approche, le musicien comme le mélomane oublient le respect dû à un tel monument et ne cessent d'être stupéfaits: ce monolithe est une impressionnante mosaïque, il provient d'innombrables horizons stylistiques et nationaux, revêt de multiples formes. Rien n'est fixe, tout y est fièrement mobile. En réalité, rien d'étonnant à cela. Cet oeuvre d'orgue ne saurait échapper à l'une des obsessions majeures de son auteur: être celui qui résumera toute la musique, passée ou présente, être le point d'aboutissement de plusieurs siècles de composition. L'atteste la farouche volonté de Jean-Sébastien Bach à rechercher tous ses ancêtres compositeurs. Ainsi apparaît-il détenteur et héritier d'une tradition remontant au XVIe siècle, c'est-à-dire légitimé par l'histoire. De plus, la topographie vint à son secours car sa Thuringe natale, dans et à partir de laquelle ont essaimé tous ses ancêtres, est au coeur de l'Allemagne comme de l'Europe. Si Bach n'a physiquement pas beaucoup voyagé, excepté son périple à Lübeck pour y rencontrer Buxtehude, c'est mentalement qu'il parcourt le monde avec ténacité. Que ce soit dans le temps grâce à d'innombrables partitions renaissantes ou baroques qu'il lut ou copia, ou dans l'espace puisqu'il eut une parfaite connaissance de la musique de son temps, qu'elle fût allemande, française, italienne ou d'Europe de l'Est, qu'elle fût de style anglais ou polonais. Ainsi Bach fut-il en mesure de rassembler passé et présent sur son seul oeuvre, et d'énoncer la Loi musicale applicable à tous. Le programme de cet enregistrement exprime à l'envi ce stupéfiant projet, tout comme l'extrême diversité des matériaux qui ont présidé à la composition des oeuvres présentées ici. La Toccata et Fugue en ré mineur BWV 565 est une partition de jeunesse, probablement antérieure à la période de Weimar. Ce n'est aucunement une oeuvre démiurgique, comme de nombreux arrangements et transcriptions ont fini par le laisser penser; il s'agit plutôt d'un tribut payé par Bach à l'école d'orgue de l'Allemagne du Nord, en particulier à Buxtehude, Bruhns ou Reincken. L'énergie qui irradie cette partition masque à peine son extravagante diversité formelle. A une toccata tripartite (s'y enchaînent récitatif, rhapsodie et toccata proprement dite), succède une fugue plus concertante que polyphonique, avant qu'une conclusion, faite de sections brèves et très contrastées, n'efface tout le reste de l'oeuvre de la mémoire de l'auditeur. La Fantaisie en ut mineur BWV 537 date des "années Weimar". Une fugue quasi-scholastique y succède et prend amplement le pas sur une fantaisie de type imitatif qui regarde vers l'école d'orgue d'Allemagne centrale, notamment Pachelbel . Avec les six chorals "Schübler", Bach ne se réfère ni à Buxtehude ni à Pachelbel, mais à lui-même. Et s'il usa toujours de la parodie musicale, cette technique prit un autre sens dans les dernières années de sa vie. Vers 1745, l'éditeur Schübler publia un arrangement pour orgue réalisé par Jean-Sébastien Bach à partir de six arias de cantates sacrées composées pendant la période de Leipzig. L'arrangement est aussi splendide que sont variés les dispositifs à l'intérieur de ce genre musical unique qu'est le choral: - le premier choral provient de la cantate BWV 140/4: une aria pour ténor, continuo, les cordes colla-parte énonçant la mélodie du choral; ----------------------- Page 3----------------------- - le deuxième choral, d'une cantate perdue: un duo instrumental concertant, avec voix de basse énonçant le choral; - le troisième choral, de la cantate BWV 93/4: un duo vocal soprano-alto avec continuo, et choral exprimé aux cordes; - le quatrième choral, de la cantate BWV 10/5: une basse obstinée supportant un duo vocal soprano-alto et un choral énoncé par un hautbois colla-parte avec une trompette à coulisse; - le cinquième choral, de la cantate BWV 6/3: un duo entre un violoncelle piccolo et le continuo, tandis que la soprano énonce le choral; - le sixième choral, de la cantate BWV 137/2: une sorte de sonate en trio pour violon, voix d'alto (exprimant le choral) et continuo. Rassembler par la seule transcription des chorals si divers dénote la volonté de Bach, en premier lieu de prouver sa maîtrise (il s'agirait presque du "Choral bien Maîtrisé") et, en dernier lieu, de réexaminer et réviser son oeuvre à destination exemplaire de la postérité. Les Fugues en si mineur sur un thème de Corelli BWV 579 et en ut mineur sur un thème de Legrenzi BWV 574 datent de la période de Weimar. Elles appartiennent à ces emprunts que Bach fit à la musique italienne, pour la musique d'église comme de chambre. Si l'oeuvre initiale de Legrenzi nous est inconnue, celle de Corelli est tirée de l'opus III/4. Un simple regard montre que Bach ne s'est pas contenté d'augmenter la partition de 39 à 102 mesures: il s'est réellement approprié cette oeuvre prétexte. La Sonate en trio pour orgue en ut mineur BWV 526 est la deuxième d'une série de six. Elle a sans doute bénéficié d'emprunts à des oeuvres antérieures. Elle rassemble deux voix supérieures mélodiques homogènes, de tessiture presque similaire, et une voix de basse sans réalisation et à l'écriture imitative par rapport aux deux voix supérieures. La diversité des mouvements est ici encore étonnante. Le premier fait songer à un concerto d'origine italienne pour deux instruments solistes, le deuxième est profondément méditatif. Quant au troisième, il fait alterner trois écritures fuguées: tout d'abord une fugue au thème fort long et avec accompagnement de pédale, puis une fugue au thème plus tranchant et auquel cette fois se joint la pédale. Le Prélude et Fugue en ré mineur BWV 539 est bien éloigné de son alter ego qui ouvre cet enregistrement. Son prélude est bien singulier, puisque ne sollicitant pas le pédalier (serait-ce une oeuvre originellement pour le clavecin?). Quant à la fugue, il s'agit de la transposition à la quarte inférieure (à seule fin d'entrer dans la tessiture de l'orgue) de la fugue de la 1ère Sonate pour violon seul BWV 1001. A remarquer que Bach ne se contente pas d'une simple transcription, mais qu'il enrichit le matériau jusqu'à saturer l'espace musical et digital. Signalons qu'il transcrivit également cette même fugue pour le luth. Le Prélude et Fugue en mi majeur BWV 566 semble bien le jumeau de la Toccata et Fugue en ré mineur qui ouvre cet enregistrement. Cette oeuvre fougueuse et disparate porte elle aussi la marque de Buxtehude. Son prélude virtuose est fait de courtes sections très contrastées. Le deuxième volet de l'oeuvre est tripartite: une fugue au thème monumental et à notes répétées, suivie d'un intermède de type toccata; enfin, une fugue au rythme bancal et dont le thème est à son début fait d'une note répétée. Comment la diversité et l'épars recherchés volontairement peuvent mener à une si puissante maîtrise de l'écriture, voilà l'une des énigmes que pose encore cet oeuvre d'orgue de Bach. FRANK LANGLOIS